Les Origines et le Destin d'un Nom
Jean-Baptiste Belley Mars, l'Ancêtre

Emmelyn Mars Castera

Port-au-Prince, le 15 décembre 2002

Le jour où je suis entrée dans notre prestigieuse et combien intéressante Association de Généalogie d?Haïti, (l'AGH), mon tout premier réflexe a été de me rendre à la bâtisse des Archives Nationales d'Haïti à Port-au-Prince. Lieu Ô! combien convoité par moi-même, ayant eu des velléités, sans cesse remises, d?y faire des recherches sur mes ancêtres. J?y suis allée enfin.

Ma dernière visite remonte à 2 ans environ, le personnel était en plein processus d?informatisation des documents. Dans une des salles, alors que j?écoutais les explications d?un jeune homme en charge, je jette un coup d??il sur une table juste devant moi, et je découvre, au- dessus de trois ou quatre livres extrêmement vieux, un registre ouvert à la page où est inscrit l?acte de décès d?Almazie Targète, mon aïeul.

Ce fut un signe, en plus d?une trouvaille extraordinaire pour moi. Et ce fait m?a renforcé dans l?idée que nos ancêtres, comme dit Birago Diop, le poète sénégalais, ne sont pas morts, ils sont là, parmi nous, en nous, et il est de notre devoir de ne pas les oublier.

J?ai donc l?insigne honneur de parler ici de Jean-Baptiste Belley Mars, l?Ancêtre.

Jean Price-Mars, mon grand-père, publia en 1939, une étude qu?il élabora sur Jean-Baptiste Belley Mars, et bien sûr, il est mieux placé que moi pour vous parler de l?ancêtre.

JEAN-BAPTISTE BELLEY MARS

Origines et destin

« Et voici cent cinquante ans, dit Jean Price-Mars, qu?un Nègre fut admis aux Assises de la Convention Nationale comme l?un des représentants de St-Domingue et le premier de sa race à prendre rang dans une assemblée politique, à Paris, c?ur de la France, alors centre du monde. Il n?est pas interdit que le moindre héritier d?un Nègre illustra essaie d?établir l?identité de cet ancêtre probable et de marquer en quelles conditions il s?inséra dans l?Histoire.

Le musée de Versailles conserve un tableau de Girodet-Trioson -le peintre célèbre de Attala au Tombeau - qui représente l?homme dont il s?agit, en costume conventionnel.

Habit de drap bleu, serré et boutonné à la poitrine, pincé à la taille. Col droit passementé de filets rouges, évasé à la gorge. Revers larges et coloriés. Au cou flotte la cravate blanche, pendante. De la taille descendent les longues basques. A la ceinture l?écharpe tricolore, bleue, blanche et rouge. Pantalon collant de drap blanc. Chapeau de feutre noir empanaché de plumes et enrubanné d?une tresse tricolore.

De ce costume d?apparat émerge une figure noire intéressante. Tête au front plat, légèrement fuyant, couverte d?une abondante chevelure crêpelée, rejetée en arrière. Visage osseux, aux méplats saillants, éclairé par des yeux d?une étonnante vivacité. Nez aplati aux narines larges. Mâchoire courte et puissante sans prognathisme. Lèvres charnues et ardentes.

Le conventionnel s?appuie de son coude droit sur un socle qui porte le buste de l?Abbé Raynal et tient son chapeau de la main gauche.

Telle est l?image que nous a léguée le pinceau de Girodet-Trioson et qu?a popularisée la Société des Amis de l?Abbé Grégoire sous forme de cartes postales illustrées.

Sous quel nom ce personnage est-il parvenu jusqu?à nous?

Problème difficile à résoudre.»

Propos d?Emmelyn Mars Castera:

A propos de lui, le Dictionnaire des parlementaires franchis, comprenant tous les membres des Assemblées françaises et tous les Ministres franchis, publié sous la direction de MM. Adolphe Robert, Edgard Bourloton et Gaston Cougny, relate la notice suivante dans son édition de 1891 :

«Belley [Jean-Baptiste], membre de la Convention et député au Conseil des Cinq Cents, dates de naissance et de mort inconnues, était Capitaine d?infanterie aux Colonies au moment de la Révolution. Quand il fut décidé que les Colonies éliraient des représentants à la Convention nationale, il fut nommé le 24 septembre 1793, membre de cette assemblée par la Colonie de St-Domingue « à pluralité des voix », dit le procès-verbal de l?élection. Il ne put par conséquent prendre part aux votes de janvier 1793 dans le procès du Roi. Après la session, il entra comme Conventionnel au Conseil des Cinq Cents, le 4 Brumaire an IV, s?y montra fidèle à ses convictions républicaines, puis il retourna en 1797 à St-Domingue. Lors de l?expédition du général Leclerc, il se trouvait chef d?une division de gendarmerie, il se réunit aux franchis, mais il tomba entre les mains des ennemis et fut fusillé peu de temps après le départ des troupes franchises. »

Cette notice se trouve sur bien des points en complet désaccord avec la mention insérée en marge de la page 255 du tome 1er de Pétion et Haïti le magistral ouvrage de St-Remy [des Cayes] Nous y trouvons les détails suggestifs et complémentaires que nous reproduisons :

Pour l?intelligence de la discussion. St-Rémy écrit

«Belley {Jean-Baptiste} surnommé Mars à cause de sa bravoure, Noir provenant du Sénégal, pays renommé pour fournir les Africains les plus beaux, les plus doux, les plus intelligents, pouvait avoir alors quarante huit ans {insertion de Price-Mars : C?était en 1794, au moment où Belley prenait siège à la Convention nationale. Avec ses épargnes, il avait racheté sa liberté. Comme volontaire, il avait fait la campagne de Savannah. De retour au Cap, il y exerçait le commerce de détail, quand éclata la Révolution, dans le cours de laquelle il parvint au grade de chef de brigade de gendarmerie. Il revint dans la Colonie avec Hédouville et suivit la retraite de ce général. Il fit partie de l?expédition commandée par Leclerc. Embarqué lors de l?insurrection de Haut-du-Cap, il fut relégué dans la citadelle de Belle-Ile-en-Mer, où il rencontra Placide Louverture. Dévoré de chagrin, il termina tristement ses jours dans les bras de Placide à la fin de 1804.»

De cette dernière notice, nous retiendrons trois faits saillants : d?abord Belley serait le vrai nom du personnage, mais à la suite d?actes courageux, il fut surnommé Mars. Nous verrons que les historiens postérieurs à St-Remy feront de ce surnom, un prénom ? Mars Belley - et que, conformément aux habitudes de notre milieu, le prénom plus populaire fit souche, à un moment donné et devint le point de départ d?un nom de famille.

En outre, St-Remy fixe le Sénégal comme le lieu d?origine de Belley et donne la citadelle de Belle-Ile-en-Mer [France] comme lieu de sa mort en 1804. ---Ces précisions eussent été concluantes si l?historien nous avait indiqué ses sources. Nous savons par son témoignage que toutes les archives de France lui ont été ouvertes. Mais les exigences de la critique historique ne peuvent plus se contenter d?indications générales. Elles réclament le contrôle des références et la soumission des sources au crible d?un examen sévère pour en déterminer la valeur réelle.

Il est infiniment probable que le Conventionnel peint par Girodet-Trionon s?appelait Jean-Baptiste Belley surnommé Mars ? En effet, c?est sous la désignation de Belley que son collègue Dufay parle officiellement de lui dans la célèbre séance de la Convention le 4 février 1794. C?est également ainsi que Garan-Coulon, député du Loiret, son contemporain et également son collègue, le dénomme dans le Rapport sur les troubles de St-Domingue qu?il fut chargé de faire au nom de la Commission des Colonies et imprimé par ordre de la Convention nationale.- tome 11 page 443.-

A la convention nationale :

Par ailleurs, Thomas Madiou, dont l?Histoire d?Haïti ne se distingue pas, bien souvent par un grand souci des références documentaires mais plutôt par la fraîcheur des traditions, recueillies des témoins de nos évènements historiques, Thomas Madiou, le premier de nos analystes, relata l?action militaire par laquelle « l?officier noir Mars Belley -- ainsi le désigne-t-il, défendit âprement les Commissaires civils avec une poignée d?hommes contre les forces qui leur étaient supérieures et commandées par les frères Galbaud les 19, 20 et 21 juin 1792 au Cap-Français.» Ensuite, l?historien rapporte d?après Le Moniteur franchi, les émouvants aspects de la séance de la Convention nationale du 3 février 1794 à laquelle furent admis les trois députés au cours de laquelle fut proclamée de St-Domingue -- Mars Belley étant l?un des trois -- et l?abolition de l?esclavage. {Thomas Madiou fils : Histoire d?Haïti. Port-au-Prince 1847 tome 1 page 137-170 et suivantes.}

Que Thomas Madiou qui eut connaissance du discours prononcé par Dufay en cette occasion et dont d?ailleurs il cite un très large extrait et au cours duquel le député blanc de St-Domingue fit éloge de son collègue noir en l?appelant tout simplement Belley, que malgré tout, notre historien ait persisté à conserver le prénom de Mars au Conventionnel, c?est que la tradition le lui avait transmis tel quel.

Nous ne sommes pas surpris que H. Pauléus Sanon {Thomas Madiou fils : Histoire d?Haïti. Port-au-prince 1847 tome 1 page 137-170 et suivantes} si scrupuleusement averti des normes modernes de la discipline historique ait respecté lui aussi la tradition recueillie par Madiou, en gardant le prénom de Mars à J-B. Belley. D?autre part, y a-t-il quoi que ce soit d?étonnant que l?identité juridique d?un personnage de notre Histoire soit quelquefois difficile et souvent même impossible à établir ? Beaucoup d?entre eux, le plus grand nombre, furent des esclaves venus d?Afrique ou nés dans la Colonie. Pouvait-on, et en bien des cas, fixer l?âge des Nègres importés, d?une façon précise et irrécusable ?

L?incertitude est la règle en ce qui concerne la plupart des dates de naissance et de décès de ceux qui forgèrent notre nationalité. C?est pourquoi la force des traditions intervient en cette matière avec une autorité aussi péremptoire que les actes authentiques. Et nous avons là- dessus l?exemple démonstratif de l?obscurité qui règne sur les noms et les dates de naissance des deux principaux héros de notre Histoire : Toussaint Breda ou Toussaint Louverture, Jean-Jacques Duclos ou Jean-Jacques Dessalines {Beauvais Lespinasse. Histoire des Affranchis, page 224-225.}

Que le personnage historique qui nous occupe ici ait été appelé Jean-Baptiste Belley ou Mars Belley, que le surnom de Mars ait été ajouté à son nom en hommage à sa bravoure, nous nous trouvons en présence de l?un des menus problèmes habituels de notre Histoire, dont la solution est malaisée vu l?absence de documents authentiques et irrécusables.

Familles Mars d?Haïti :

Et maintenant, est-il possible d?établir par quoi la famille Mars actuelle de la communauté haïtienne serait rattachée à Jean-Baptiste Belley ou à Mars Belley ? Nous n?avons aucune preuve juridique qui puisse en témoigner. Nous qui sommes l?un des aînés de la famille, nous n?avons en notre possession aucun acte qui remonte au-delà de la troisième génération ascendante. Mieux que cela. En ce qui nous concerne personnellement, non seulement nous n?avons jamais pu trouver une copie de notre propre acte de naissance dans les papiers de famille à un moment où notre père vivait encore, mais aucun registre de l?État civil n?en porte la trace. Nous dûmes à notre 21e année, faire dresser un acte de notoriété...

Cependant à défaut d?actes juridiques, les traditions se sont transmises d?âge en âge. Et cela aussi est une manière d?Histoire non écrite. Et la tradition de ma famille déclare Jean-Baptiste Belley ou Mars Belley comme un ancêtre.

Notre berceau est l?Afrique; nous en sommes venus, il y a deux siècles. Et depuis cette époque lointaine, nous sommes enracinés dans la vallée du nord. Une règle transmise de génération en génération fait du prénom Jean ou Jean-Baptiste comme un signe de ralliement patronymique. Le plus ancien document officiel que nous possédions la-dessus est l?Almanach royal de Christophe qui porte mention de Jean-Baptiste Mars, Officier de l?Armée du Roi. Puis voici venir Jean Gaou de Mars, notre Grand-père qui dénommera son troisième fils Jean Eléomont Mars dont nous descendons directement. Fidèle à la consigne, celui-ci nous donnera également le prénom de Jean Price et, nous aussi, respectueux de la règle, nous avons appelé l?un de nos enfants Jean-Marie.

Fragile témoignage de filiation, sans doute. Mais dans une communauté issue violemment de l?esclavage, où les liens de famille étaient si souvent détruits par la volonté des maîtres qui disposaient de leurs esclaves au gré de leurs intérêts ou de leurs fantaisies, les traditions orales revêtent quelquefois le caractère authentique de dispositions faites sous serment par devant les autorités légales. Quand elles ont été pieusement gardées et transmises d?âge en âge, comme c?est le cas ici, l?historien peut les utiliser comme hypothèses de travail. Telle est la position que nous avons prise en nous efforçant d?analyser la personnalité de Jean-Baptiste Belley Mars.

La colonie à feu et à sang

Il nous reste à préciser par quelles actions l?Ancêtre a marqué son passage dans ce monde.

La notice biographique de St-Remy l?insère parmi cette valeureuse poignée d?hommes libres qui, de St-Domingue, partirent en 1777, à la suite du Comte d?Estaing pour aller combattre en faveur de l?Indépendance américaine... 14 ans plus tard, ils furent au premier rang de ceux qui, à St- Domingue, insufflèrent l?embrasement de la révolte aux Nègres afin que ceux-ci, touchés par l?étincelle de la grande Révolution métropolitaine, réclamassent une nouvelle investiture humaine...

Et donc, en 1782, la Colonie était à feu et à sang. Aux agitations tumultueuses des Blancs avaient succédé les réclamations sanglantes des hommes de couleur; puis éclata la farouche insurrection des esclaves. En vain la métropole multiplia-t-elle les atermoiements, les tergiversations, les subterfuges pour résoudre les problèmes posés par la crise coloniale. En vain les autorités locales, Gouverneurs et intendants, officiers de milice et de judicature s?ingénieront-elles à offrir des mesures équivoques et aléatoires pour atténuer ce qui leur apparaissait n?être que des désordres passagers; rien ne prévaudra contre l?impétuosité des forces déchaînées. En réalité, ce contre quoi on essayait de lutter, c?était la gestation douloureuse d?un monde nouveau, l?avènement d?un nouvel ordre humain. Que pouvait donc l?attitude dilatoire de ces personnages falots contre le processus d?un mode de création ? Aussi bien, toutes les tentatives réactionnaires contre la fatalité des destins échouèrent-elles misérablement. Les nouveaux Commissaires civils envoyés par la Métropole à St-Domingue, Polvérel, Sonthonax et Ailhaud avaient-ils eu la merveilleuse intuition de se plier au gré des circonstances ? Avaient-ils pressenti ce que cachait l?élaboration des éléments en travail ou bien n?étaient-ils que d?habiles opportunistes?

En tout cas, ils se résolurent à tenir compte des faits nouveaux qui s?étaient produits dans les événements de St-Domingue et à mettre, au service de la France et au service de l?ordre, les hommes qui avaient réclamé contre l?ancien régime de caste et de servitude.

C?est ainsi que, pour combattre les factions qui divisaient la Colonie en camps retranchés, pour appliquer la Loi du 4 avril 1792 rendue par l?Assemblée nationale et qui faisait des hommes de couleur des citoyens actifs, ils employèrent les organisations militaires agencées par ces derniers et en firent des auxiliaires des troupes régulières. A l?orgueil exaspéré des grands propriétaires, partisans de l?ancien régime, à leur présomption d?accaparer le gouvernement de la Colonie en faisant même alliance avec les Anglais ou les Espagnols, les Commissaires civils, eux, opposèrent le patriotisme neuf et enthousiaste des nouveaux citoyens disposés à lutter contre l?hégémonie de leurs irréductibles adversaires.

Or, voici que François Galbaud, nommé gouverneur de St-Domingue en remplacement du général d?Esparbès, arriva au Cap le 7 mai 1792 pour prendre possession de son poste. Il n?y rencontra pas les Commissaires civils. Polvérel et Sonthonax, retenus dans l?ouest, étaient en pleine bataille avec les factions dangereuses de cette région. Le général Galbaud se laissa malheureusement entraîner à faire alliance avec les éléments réactionnaires du Cap, dont l?objectif était de se débarrasser des Commissaires civils en les expulsant de la Colonie.

Ceux-ci revinrent dans la province du Nord le 10 juin et trouvèrent le Cap en pleine effervescence. Tous les séditieux chassés de Port-au-Prince et d?ailleurs, qui partaient pour la France et avaient fait escale au Cap, profitèrent de leur séjour occasionnel dans la rade, à bord des bâtiments qui s?y trouvaient en grand nombre, pour se joindre aux factieux de la ville et augmenter l?agitation.

Les Commissaires civils, munis de pouvoirs discrétionnaires, contestèrent la validité des titres de Galbaud à être nommé gouverneur de St-Domingue étant donné que cette nomination violait les dispositions de l?art. 15 de la Loi du 15 avril qui interdisaient l?accès au poste de commandement -- Gouverneur, Ordonnateur, etc., -- à tout individu possesseur de biens dans la Colonie à l?occasion même de l?application de ladite loi. Et tel était le cas du nouveau gouverneur. Dans une conférence que Sonthonax et Polvérel eurent avec Galbaud à ce sujet, celui-ci convint du bien fondé des observations des Commissaires civils et consentit de retourner dans la métropole. Mais, travaillé par son frère César Galbaud, il crut qu?il pouvait revenir sur sa décision et tenir tête aux Commissaires civils. Ces derniers le destituèrent de ses fonctions, l?embarquèrent à bord de la Normande qui était en instance de départ pour la France afin qu?il allât rendre compte de sa conduite à la barre de la Convention.

La rade du Cap contenait à ce moment-là une flotte de plus de cent bâtiments appareillés pour la même destination. Une foule d?agités, obligés de quitter la Colonie par ordre, attendaient sur ces vaisseaux l?occasion de renoncer à leur voyage forcé. La destitution de Galbaud vint à propos les inciter à faire une tentative d?évasion vers de nouveaux désordres. On y fomenta une révolte dont l?objectif consistait à s?emparer de Polvérel et de Sonthonax et à réintégrer Galbaud dans ses fonctions de gouverneur. Le mot d?ordre était que les factieux de la rade rejoignissent ceux de la ville afin que, dans un mouvement d?ensemble, ils pussent prendre d?assaut le palais du gouvernement et missent la main sur les Commissaires civils.

Attaque contre les commissaires civils

Le 20 juin, le Général Galbaud, accompagné de son frère César, quitta la gabarre La Normande et procéda à l?inspection des vaisseaux de guerre en rade. Accueilli par les démonstrations flatteuses de tous les mécontents qui étaient consignés sur la flotte, il publia une proclamation contre les Commissaires civils et décida un débarquement des marins et des civils armés comprenant de plus de 2000 hommes. La jeunesse royaliste du Cap, animée par Gauvain, un leader occasionnel, rallia 200 adhérents à ce mouvement insurrectionnel, et renforcée d?une partie de la garde nationale, se mêla aux troupes des frères Galbaud.

Les insurgés se divisèrent en deux colonnes. Gauvain en dirigea une qui, de face, vint attaquer le palais du gouvernement, tandis que César Galbaud, chef de la deuxième colonne, l?amena, par le Champ-de-Mars, à soutenir l?assaut en prenant de flanc la défense gouvernementale.

Celle-ci, organisée par Chanlatte substitué à Laveaux, malade, résista vaillamment aux assaillants. Mars Belley ou Belley Mars, commandant du 16e régiment, repoussa l?ennemi qui avait pénétré jusque dans les jardins de l?édifice. Malgré de nombreuses blessures, il culbuta la colonne de Gauvain qu?il poursuivit loin dans la rue.

Au Champ-de-Mars, César Galbaud encore moins heureux dans sa rencontre avec Chanlatte, fut fait prisonnier.

Les troupes ennemies se débandèrent et regagnèrent les vaisseaux à la tombée de la nuit. Le lendemain, 21 juin, les hostilités recommencèrent. Le général Galbaud qui avait mollement participé à l?action de la veille voulut prendre sa revanche. Il rallia les vaincus de la journée précédente, les galvanisa et les conduisit à l?arsenal qui se rendit sans coup férir. De cette position éminente, il bombarda à loisir le palais du gouvernement et multiplia les assauts contre lui, aidé des forteresses qu?il avait conquises. Succombant sous le nombre, les défenseurs de l?ordre, auxquels s?était joint un certain contingent d?esclaves insurgés des environs, déterminèrent les Commissaires civils à se retirer de la ville. Par la rue espagnole, ils les conduisirent au Haut du Cap sur l?Habitation Bréda.

Mais cette journée du 21 tourna à une terrible confusion. François Galbaud ne put profiter de sa victoire.

D?abord, au fort de l?action, des centaines de prisonniers avaient été libérés. Ils étaient tous des esclaves qui, mêlés à ceux des maisons privées, et aux matelots en rupture de discipline, se saoulèrent et saccagèrent la ville.

Soudain, l?incendie éclata. Le désordre devint extrême. Il n?y avait plus que gens affolés, femmes et enfants désespérés, livrés à la brutalité de la soldatesque et à la grossièreté de la foule en goguette.

Appel des commissaires aux Nègres insurgés

François Galbaud, débordé par les événements qu?il n?avait pas prévus et qu?il était impuissant à juguler, crut opportun, malgré tout, de lancer un ordre d?arrestation contre les Commissaires civils. Cependant, sans même en attendre les effets, il se voyait de plus en plus hors d?état de dominer une situation qui s?aggravait d?heure en heure.

De leur côté, ses adversaires, les Commissaires civils, organisèrent au Haut du Cap le retour de la victoire. Instruits par l?expérience, mûris par l?enseignement des faits nouveaux dont St-Domingue était le théâtre depuis trois ans, ils eurent la merveilleuse intuition de faire appel aux Nègres insurgés qui campaient dans la plaine du Cap pour en faire des piliers de l?ordre qu?ils voulaient instaurer. Ceux-ci, commandés par Pierrot, Macaya, Pierre Michel, etc.., se joignirent aux forces régulières de Martial Besse et, le 22 au matin, au nombre de 10 000, livrèrent un assaut formidable à la ville du Cap. Galbaud se replia sous le choc et, à la faveur de multiples escarmouches, attendit la tombée de la nuit pour regagner les bâtiments de la rade.

Le 23, la flotte fit voile pour les États-Unis. Et ainsi la Fortune revint au camp des Commissaires civils.

Le 27 juin, ils rentrèrent au Cap que les sinistres des jours précédents avaient affreusement mutilé.

Mais à qui donc devaient-ils le triomphe de leur cause ? À qui devaient-ils même le salut de leur vie, si ce ne furent aux citoyens du 4 avril, aux hommes de couleur et à la masse des Nègres insurgés dont jusqu?à présent, on ne voulait point admettre les revendications ?

N?était-ce point l?occasion de marquer l?avènement du fait nouveau qui lentement changeait la trame et la physionomie de la vie coloniale ?

Donc les Commissaires civils confrontèrent les contingences qui sollicitaient l?audace de quelque décision hardie, et gravement y firent face. Ils déclarèrent à jamais libres tous ceux qui s?étaient dévoués à la défense des institutions républicaines. C?était le premier acheminement vers l?acte de réparation sociale et de justice humaine dont allait bénéficier l?ensemble de la gent servile sur laquelle reposait toute l?économie de St-Domingue.

Et puisque, malgré tout, les contre-révolutionnaires ne voulaient point désarmer et suscitaient des obstacles à l?accomplissement de la mission des Commissaires civils, puisque des défections d?officiers supérieurs continuaient à alimenter les forces étrangères dont l?invasion affectait la vie de St-Domingue, telle que la trahison de M. de Nully et celle de M. Lafeuillée ? puisque toute l?évolution des événements amenait chaque jour une division de plus en plus nette et de plus en plus profonde entre les suppôts de l?ancien régime et les éléments encore mal coordonnés, mais en instance de polarisation les uns vers les autres de tous ceux qui contribuaient à former le nouveau régime, Polvérel et Sonthonax, entraînés par le dynamisme des forces en gestation, décrétèrent, le 29 août suivant, l?abolition générale de l?esclavage à St-Domingue.

Les destins étaient accomplis...

Quoi qu?il put en résulter demain, une action formidable venait de s?accomplir, dont les conséquences ultérieures devaient être incalculables. Du choc des antagonismes de race et de classes, de la collision des intérêts contradictoires, du heurt des égoïsmes et des vanités exacerbés, naquit un autre monde, une création neuve, un homme inconnu, encore mal dégagé des bandelettes de sa servitude récente et tout alourdi par les fardeaux de sa croix séculaire mais déjà illuminé par l?aube des conquêtes prochaines, déjà touché par la grâce de l?indépendance politique en puissance et chargé d?annoncer l?Haïtien, le Nègre nouveau dans le Nouveau Monde, le premier exemplaire de Nègre libre par sa volonté de puissance.

L?accomplissement des destins se poursuivait?

Audace ? Obstination ? Courage ? Victoire?

En réalisant cet acte d?audace et de courage, les Commissaires civils avaient assumé une très lourde responsabilité et ne pouvaient qu?être anxieux de justifier leur téméraire initiative devant l?Assemblée nationale constituante. Quelle occasion meilleure pouvaient-ils saisir si ce n?était fut celle de procéder à l?élection des députés destinés à aller siéger à la Constituante pour y représenter St-Domingue ?

Donc, ils convoquèrent les Assemblées primaires qui, les 23 et 24 septembre, éliraient six députés pour la province du Nord, deux Blancs : Dufay et Garnot; deux mulâtres : Mills et Boisson et deux Noirs : Jean-Baptiste Belley ou Mars Belley et Joseph Georges. Des six, trois seulement partirent de la colonie pour se rendre à leur poste : Dufay, Mills et Belley. Ils empruntèrent la voie des États-Unis et débarquèrent à Philadelphie. Là, ils furent l?objet d?outrages et de vexations de toutes sortes de la part d?émigrés de St-Domingue aigris par les derniers événements survenus dans la colonie.

C?est ainsi que selon le rapport verbal fait par Dufay à la tribune de la Constituante, des énergumènes foncèrent sur Belley, lui volèrent sa montre, ses effets et ceux de son fils qui l?accompagnait. L?un des émigrés le menaça d?un poignard et essaya de lui enlever sa cocarde nationale. Il s?enhardit même à adresser au Député noir l?apostrophe suivante : « Comment, coquin, tu oses être officier dans un régiment ? Tu as l?insolence de vouloir commander les Blancs ? »

À quoi Belley répondit fièrement : « Je sers depuis 25 ans sans reproche et quand on sait sauver les Blancs et les défendre, on peut bien les commander». N?est-ce pas que l?Ancêtre avait du cran!

Après les péripéties de leur voyage à Philadelphie, les députés firent voile pour la France où ils arrivèrent en janvier 1794. Aussitôt débarqués à Lorient, ils furent considérés comme des suspects et leurs papiers confisqués. Victor Hugues, président du tribunal révolutionnaire de Brest les accusa d?être des amis des Girondins. C?était le plus rapide chemin pour les envoyer à l?échafaud au moment où Robespierre épurait la Convention par la terreur.

Page et Brulley, deux colons royalistes camouflés en républicains et par-dessus tout, farouches adversaires de Polvérel et de Sonthonax, craignaient que les députés de St-Domingue ne vinssent justifier la révolution sociale et politique opérée dans l?île antillaise par les intrépides Commissaires civils. Ils ameutèrent leurs amis influents du Comité de salut public contre les députés de St-Domingue dont ils redoutaient les révélations à la tribune sur ce qui se passait là-bas, dans la colonie. Ils les firent arrêter et emprisonner à Lorient.

Les délégués siègent à la convention

Les hommes de couleur qui suivaient à Paris les sinistres menées de Page et Brulley réagirent aussitôt. Ils firent placarder dans les rues de la grande ville toutes les preuves qui témoignaient de la duplicité de ces deux intraitables partisans de l?ancien régime. De leur côté, Dufay, Belley, et Mills adressèrent une énergique protestation à la Convention contre le traitement injustifiable qui leur fut infligé. L?Assemblée les fit immédiatement relaxer.

Et le 3 février, ils se présentèrent devant la Convention qui les admit à siéger.

Alors, Lacroix [d?Eure-et-Loir] fit la proposition suivante :

« Depuis longtemps, l?Assemblée désirait d?avoir dans son sein des hommes de couleur qui furent opprimés pendant tant d?années. Aujourd?hui, elle en possède deux. Je demande que leur introduction soit marquée par l?accolade fraternelle du Président ». Cette motion accueillie par acclamation conduisit les trois députés de St-Domingue vers le Président Vadier qui leur donna l?accolade.

À la séance du 4 février, le lendemain, l?un des trois députés de St-Domingue, Dufay, obtint la parole et fit devant ses collègues le récit émouvant et détaillé des évènements qui s?étaient succédés à St-Domingue et dont la conséquence ultime aboutit à l?abolition de l?esclavage. Il mit en relief les aventures périlleuses auxquelles ses deux compagnons et lui avaient été exposés durant leur voyage pour se rendre à leur poste et fit ressortir les dangers auxquels ils avaient échappé jusqu?à ce qu?enfin ils parvinssent au terme de leur mission qui n?était autre que leur présence dans la grande Assemblée, au milieu de leurs collègues, dans l?accomplissement de leurs devoirs de représentants du peuple de St-Domingue.

Le discours de Dufay couvert d?applaudissements, secoua la Convention d?une indicible émotion par la sincérité de son accent et la véracité des faits exposés.

Le Député Lacroix résumant l?impression de l?Assemblée s?écria :

«Président, ne souffre pas que la Convention se déshonore par une longue discussion».

Proclamation de l'abolition de l'esclavage

A ces mots, tous les députés se mirent debout pour entendre le Président proclamer, au nom de la France, l?abolition de l?esclavage sur tout le territoire franchi en quelque lieu que ce fût.

Belley et Mills émus, s?embrassèrent fraternellement et reçurent à leur tour l?accolade du Président suivie de celle de chacun de leurs collègues. Sur l?intervention énergique de Danton, les comités furent saisis de la rédaction du Décret. Lacroix en proposa une ainsi conçue qui fut immédiatement adoptée :

«La Convention Nationale déclare aboli l?esclavage des nègres dans toutes les Colonies. En conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les Colonies, sont citoyens franchis, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution.

Renvoi au Comité de Salut public pour lui faire incessamment un rapport sur les mesures à prendre pour l?exécution du présent Décret ».

{Extrait du Moniteur français, no 1784, cité par Madiou, tome 1 page 175}

Ainsi participèrent à la consécration légale et solennelle de la liberté conquise par leurs frères à St-Domingue, ces deux Députés, noir et métis, délégués à la Convention comme des symboles de la situation qui prévalait dans l?île lointaine.

Sept jours après la fameuse séance de l?Assemblée, le 11 février, les députés de St-Domingue furent reçus en grande pompe par le Conseil général de la Commune de Paris. Ils prononcèrent chacun un discours. De celui de Belley, nous retenons les déclarations suivantes : « Je fus esclave dans mon enfance. Il y a trente-six ans que je suis devenu libre par mon industrie. Je me suis acheté moi-même. Depuis, dans le cours de ma vie, je me suis senti digne d?être franchi...

Je n?ai qu?un mot à vous dire : c?est le pavillon tricolore qui nous a appelés à la liberté. C?est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme et le trésor de notre prospérité et, tant qu?il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes.»

{Extrait du procès-verbal de la séance du Conseil de la Commune de Paris, le 23 Pluviôse an 11 de la République cité par Madiou, tome 1 page 176.}

Tels sont les faits et tel est l?homme dont la vie a été associée à leur genèse et à leur développement dans la complexité et la singularité des conjonctures.

Esclave bientôt libre :

À la fin de cette étude, nous avons amené le personnage à se définir et à esquisser quelques-uns des principaux thèmes de son existence. Il a été esclave dans son enfance, a-t-il dit. Il vivait dans cet état depuis 36 ans. Voilà des données certaines.

De cette référence, nous pouvons risquer quelques conjectures. Si, en 1794, il y avait 36 ans qu?il était libre, quel devait être son âge au moment où il faisait cette déclaration? Serait-ce 48 ans comme le propose St-Rémy ? En ce cas, il serait né en 1746 et avait eu 32 ans en 1778 à l?époque où il suivit le comte d?Estaing dans la Guerre de l?Indépendance américaine. Cependant, si, en 1794 il y avait 36 ans qu?il était un homme libre, il aurait été affranchi en 1758. Mais alors, né en 1746, il aurait eu 12 ans au moment où il racheta son affranchissement «par son industrie». Cela ne paraît guère possible. Il ne semble pas qu?il eût pu amasser assez d?économies pour s?affranchir à 12 ans. Il est vrai qu?il déclare «avoir été esclave dans mon enfance». Mais alors, à quel moment de cette enfance se serait-il affranchi?

Quoi qu?il en puisse être, étant donné ces invraisemblances, la date de sa naissance reste encore un problème obscur. C?est peut-être ce qu?énonce la note biographique du Dictionnaire des Parlementaires français lorsqu?il dit à propos de Belley : «date de naissance inconnue». Sommes-nous plus renseigné sur la date de sa mort et sur le lieu où il mourut ?

Pas davantage.

Sans doute la note de St-Rémy précise qu?il décéda en décembre 1804 dans la prison de Belle-Isle-en-Mer, où il était le compagnon de Placide Louverture, tandis que le Dictionnaire des Parlementaires le fait fusiller par les indigènes après le départ des troupes de Leclerc, autrement dit, après la capitulation de Rochambeau. Cette dernière affirmation révèlerait un fait trop important pour que nul historien de cette époque ne l?ait consigné nulle part.

L?information du Dictionnaire peut-être considérée comme entièrement inexacte. J?incline à croire que St-Rémy se rapproche beaucoup plus de la vérité sans qu?il l?ait atteinte.

Lettre autographe de Belley :

Nous avons la bonne fortune de posséder une lettre autographe de Belley du 3 Ventôse An 13, soit du 12 février 1806, adressée de Belle-Isle-en-Mer à Placide Louverture à Agen. {France}

Elle nous apporte une certitude, au moins, à savoir que le personnage n?est pas mort en 1804, ainsi que l?affirme St-Rémy, et encore moins dans les bras de Placide Louverture, puisque celui-ci avait déjà quitté la forteresse depuis deux ans au moment où il reçut la lettre dont il s?agit.

D?ailleurs, en voici la teneur intégrale :

Pour l?intelligence du texte ci-dessous, nous le transcrivons en orthographe usuelle.

Belle-Isle-en-Mer, le 3 Ventôse An.

Belley à son cher et bon ami Placide Louverture

Mon bon ami,
C?est pour vous souhaiter la bonne année et vous dire que j?attendais {le retour} du général Miollis qui a été à Paris pour vous écrire. Mais le général Quentin qui, revenu prendre le commandement de Belle-Isle, est arrivé le 12 Pluviôse, est venu me voir le 14. Je vais vous rendre compte de notre conversation. La voici.
-----Combien il est [y a-t-il de temps] que vous êtes ici ?
-----Réponse: Il y a environ trois ans.
-----Demande:[De] quel endroit êtes-vous de St-Domingue ?
-----Réponse: Je suis du Cap.
-----Demande: Du Cap même ?
-----Réponse: Oui, général...
Il me dit: «Prenez patience» en me disant bonjour et me quitte. J?ai espéré jusqu?aujourd?hui pour vous écrire espérant qu?il m?aurait dit quelqu?autre chose pour vous le marquer comme le général Miollis m?avait promis de parler au ministre de la Guerre pour moi. Mais, mon bon ami, vous savez qu?on promet beaucoup aux malheureux mais on leur tient peu. Car je crois qu?il m?a oublié. Il faut, mon cher Placide, beaucoup de patience et de courage. J?ai à vous dire, mon bon ami, que des 30 F que monsieur Spital devait me compter pour vous, je n?ai reçu que 11 F 20 centimes parce qu?il vous fait payer votre petite malle 10 F et 8 F 80 centimes de port qu?il a payés à M. Vatel pour vous. Je ne doute pas, mon estimable ami, comme on est bien quand on a trouvé sa famille. Mais je désire néanmoins savoir comme vous êtes traité, si on vous donne le même traitement qu?à Belle-Isle. N?oubliez pas, je vous prie, de me dire ce que vous avez promis de me dire de notre ami Martial Besse. Adieu, mon bon ami. Assurez votre bonne maman de mes respects. Je vous prie de l?embrasser pour moi sans oublier votre épouse et votre estimable cousin à qui je vous prie de dire mille choses honnêtes. Embrassez mon ami Isaac en mon nom. Je finis en souhaitant que la présente vous trouve en bonne santé .Quant à moi, ma santé est chancelante depuis votre départ de Belle-Isle. Dans mon cas, je n?ai été que trois fois en ville depuis votre départ.
Je vous salue en vous disant que je suis et serai pour la vie

Votre dévoué ami,
Belley

Nos amis vous disent bien des choses. MM. Julien Vatel, Viani, Gatiaire, Durand et sa femme m?ont chargé de vous dire bien des choses. Je vous dirai que depuis votre départ de Belle-Isle, j?ai fait la connaissance d?un bon ami qui m?a chargé de vous dire bien des choses. Je viens de consulter une lettre du Maréchal Hédouville que j?ai prié d?intéresser le Gouvernement à mon sort.

Note d?Emmelyn Mars Castera :

Je ne puis m?empêcher de partager avec vous, l?émotion et l?angoisse que je ressens à chaque fois que je relis cette lettre de l?ancêtre. Je la trouve poignante et, en même temps, pleine d?une naïve gentillesse à l?égard de quelqu?un qui a déjà recouvré sa liberté alors qu?il est lui-même en très mauvaise posture. Cette sagesse et cette grandeur d?âme, je les ai bien retrouvées chez Price et chez son fils le Dr Louis Mars.

Cette lettre provient donc du fonds Gragnon-Lacoste dont M. Stephen Alexis a fait le dépouillement.

M. Gragnon-Lacoste qui a été un ami fervent de la famille Louverture a recueilli, classé, catalogué avec une grande patience et une clairvoyance de chartiste tous les documents, manuscrits, imprimés, portraits, photographies, objets de famille qui, de loin ou de près, touchaient à la famille Louverture. De plus, par ses relations avec des Haïtiens de marque pendant plus d?un demi-siècle, il a collectionné, annoté les moindres petits papiers parvenus jusqu?à lui et qui pouvaient intéresser hommes et choses de notre pays. Ainsi, sa collection porte un témoignage considérable sur les démarches de notre Histoire et mérite d?être consultée par tous ceux qui s?attachent à la vérité historique et qui sont par conséquent toujours disposés à soumettre les faits et les documents à d?éventuelles confrontations...

Sur la bande qui recouvre la lettre de Belley, M. Gragnon-Lacoste a inscrit la note explicative suivante :

« Belley, ancien officier de l?armée opposée à Leclerc fut fait prisonnier et enfermé à Belle-Isle-en-Mer. Placide Séraphin Clére dit Louverture eut la même île pour lieu de captivité. Il (Placide) obtint son élargissement par l?intervention de Lucien Bonaparte et se retira à Agen auprès de sa mère et des époux Isaac.

C?est là que lui écrivit le capitaine Belley qui recouvra aussi sa liberté. St-Rémy en parle dans ses ouvrages. Le général Miollis prit intérêt à son sort. Mais je doute que le général Hédouville, qui avait gardé un mauvais souvenir de St-Domingue, ait parlé en sa faveur.»

Cette note situe bien l?époque à laquelle la lettre a été écrite et les conditions dans lesquelles elle fut expédiée et parvint à son destinataire. Lettre et note démentent formellement l?assertion de St-Rémy en ce qui concerne le lieu et la date de la mort de Belley. Mais alors, où et quand est-il mort ? Problème jusqu?à présent insoluble.

Dans le Dictionnaire de Biographie française publié sous la direction de MM. Prévost et Roman D?Amat, en 1951, tome V, page 1355 ? on lit ce qui suit : « Belley [Jean-Baptiste], homme politique. Né à Gorée en 1747, il était capitaine d?infanterie aux Colonies au moment de la Révolution. Élu député de St-Domingue à la Convention, le 24 septembre 1793, il fut admis à siéger le 30 mai 1794. Relevé de son mandat une année plus tard, il fut nommé, le 14 flor. An 111, chef de bataillon au 16e régiment d?infanterie. Le 3 mess. An V, il fut promu chef de brigade et, le 25 du même mois, Commandant en chef de la Gendarmerie de St-Domingue pour accompagner le général Leclerc, avec lequel il s?embarqua. Nommé Chef de la Gendarmerie de l?île, il fut arrêté pour avoir tenu des propos compromettants, embarqué pour la France, et emprisonné à Belle-Isle. Libéré et réformé, il retourna à St-Domingue. Son portrait, par Girodet-Trioson, figure au musée de la Révolution à Versailles ».

Claude B. Auguste dans le vol.52 de la Revue de la Société d?histoire et de géographie, retrace les pas de l?Ancêtre à partir du moment où il a décidé ou qu? on lui a intimé de retourner à St-Domingue avec l?Expédition Leclerc. Claude B. Auguste dit ceci:

«André Rigaud, Commandant du Sud, contraint à l?exil, quitte St-Domingue le 31 juillet 1800 et, après maintes péripéties périlleuses, arrive à Paris le 7 avril 1801. Il se met tout de suite à la disposition du ministre de la Marine et des Colonies, M. Forfait, qui est en charge de faire avancer le projet de l?expédition militaire contre St-Domingue.

Rigaud est engagé dans l?Expédition le 2 novembre 1801, décision consulaire qui lui a été communiqué par le nouveau ministre de la Marine et des Colonies, M. Décrès, agissant sur les ordres du Premier Consul Napoléon Bonaparte.

Rigaud doit se rendre à Rochefort pour l?embarquement et est invité à désigner une trentaine d?officiers pour l?accompagner à St-Domingue. La liste a été remise immédiatement au ministre par le général qui l?assurait du dévouement et de la bonne conduite de ses hommes qu?il avoue du reste avoir choisis sur la base du mérite.

Embarquement à Rochefort

À Rochefort, Rigaud s?embarque donc, le 24 novembre 1801 à bord de « La Vertu » avec une trentaine de compagnons d?armes, comme prévu, parmi lesquels l?adjudant général Sabès Pétion, les généraux Villate et Léveillé et plusieurs autres officiers dont le Chef d?escadron Jean-Baptiste Belley.

Des consignes avaient été passées à Leclerc, à Villaret, à Latouche-Tréville et au préfet de Rochefort pour que soit gardé le secret sur la présence des officiers de couleur à bord de l?escadre. Aucun autre responsable de l?expédition, pas même le général Boudet, commandant de la division de l?Ouest et du Sud, s?embarquant également à Rochefort, n?a été mis au courant de leur départ, qui a été retardé de 24 heures. Et donc, à leur arrivée au Cap, leur débarquement devra également être retardé et leur présence gardée secrète pour les autres membres de l?escadre et pour les habitants du Cap.

Ces instructions ont été suivies à la lettre. L?appareillage de « La Vertu » a lieu le 17 décembre 1801, trois jours après l?escadre, qu?elle rejoint au large du Cap le 31 janvier 1802, sans pouvoir la rallier ni s? incorporer au reste de la flotte. « La Vertu » a donc fait l?objet d?un isolement complet ».

Selon Madiou, le Premier Consul n?a pas voulu éveiller l?attention sur la présence de Rigaud et de ses compagnons à bord de la flotte, parce qu?il envisageait de les déporter à Madagascar si Toussaint Louverture accueillait bien le corps expéditionnaire.

Les passagers ne débarquèrent donc que le 11 février 1802, pas moins d?une semaine après le déclenchement des hostilités contre Louverture.

Après avoir participé dès le 17 février, dans «les différentes affaires qui ont eu lieu contre les troupes de Toussaint», Rigaud se rend à Port-au-Prince avec l?intention de se rendre aux Cayes, malgré les interdictions expresses du capitaine-général Leclerc. Dans une longue lettre datée du 11 mars, il réclame du général Laplume, actuel Commandant du Sud, la restitution de tous ses biens meubles et immeubles.

Laplume pleinement conscient de la situation dangereuse qui pourrait rapidement se développer pour lui, informe immédiatement Leclerc qui donna l?ordre au chef d?état-major de déporter Rigaud.

Le sort de Rigaud était scellé.

Mais aussi celui de plusieurs de ces officiers qui avaient débarqué de France avec Rigaud. Ces officiers ont été embarqués sur le «Jean-Bart», tandis que Rigaud était transbordé sur le « Rhinocéros » où il a été précédé par sa famille, ses aides de camp Poutu et Bigot et l?ex-conventionnel Jean-Baptiste Belley. La déportation de Belley a été annoncée par le général Hardy à Décrès dans un style haut en couleur: « J?ai l?honneur de vous prévenir également que sur le compte qui m?a été rendu du citoyen Bélette, chef de brigade de gendarmerie[noir], qui a tenu des propos non seulement indécents mais tendant à l?esprit de révolte qui existe chez les brigands : « le fouet du noir servira, dit-il, à mener les blancs à notre service ».J?ai ordonné son arrestation. Il a été mis aux fers à bord de « L?Amiral » qui doit le conduire en France avec les individus qui lui appartiennent. Vous en trouverez la liste ci-jointe [...] Ce qui lui appartient pour ses enfants naturels qu?il a eus avec diverses mulâtresses, je les laisse tous ici ».

À la limite, si on s?en tient aux déclarations de Hardy, on peut conclure que les enfants de Belley, qui devaient être très jeunes, n?ont pas été déportés ainsi que leurs mères désignées comme de fieffées courtisanes. « Le Rhinocéros » quitta le Cap le 12 avril 1802 pour Brest.

Il semble que Price-Mars n?ait pas eu en sa possession ce dernier document, car il n?aurait pas manqué de le mentionner.-
Poursuivons avec Jean Price-Mars :

« Nous avons fait valoir qu?aucun acte authentique n?est parvenu à notre connaissance qui établisse la filiation juridique de notre héros avec ce que nous savons de l?actuelle famille MARS du Nord, pas plus d?ailleurs que nous ne pouvons rattacher les gens qui portent le même nom dans le Sud à ceux qui sont disséminés du Cap à Ranquitte.

Au moins, par les confidences de Dufay, nous savons que Belley avait un fils. Ce fils l?avait accompagné en France. Qu?est devenu cet authentique rejeton de l?homme que nous étudions? Était-il retourné à St-Domingue avec son père en 1797 ? A-t-il laissé une postérité du nom de Belley ou le surnom de Mars s?est-il substitué à celui de Belley ? Comment le saurons-nous jamais ? Tant de faits de ce genre se sont perpétués dans ce pays qu?aucune de ces hypothèses n?est invraisemblable. Au fait, les registres paroissiaux de St-Domingue ayant été dispersés ou détruits, ceux de l?État civil de 1804 jusqu?à des dates récentes ayant été tenus au petit bonheur, c?est au hasard des examens de vieux papiers enfouis dans les archives privées que des chercheurs auront peut-être la bonne fortune de justifier ce que les traditions orales ont transmis dans notre milieu familial.

En tout cas, la physionomie originale de Jean-Baptiste Belley Mars méritait d?être mise en relief. Il fut le créateur probable du nom, si tant est qu?on le lui attribuât à cause de sa bravoure. Car ce nom de Mars n?étant pas africain et n?appartenant pas davantage à quelque colon, a été très répandu après 1804. La tradition marquera, en effet, que beaucoup de militaires à partir de cette époque le porteront ou comme signe patronymique ou comme signe distinctif de parenté. Là-dessus, les almanachs royaux de Christophe nous offrent une source abondante d?informations.

Nous y trouvons en 1816 et faisant partie de la promotion du 28 octobre 1815

? Le Baron de Mars, notre aïeul, de l?Ordre royal et militaire de St Henry.
? Jean-Baptiste Mars, capitaine du royal dahomet au 1er arrondissement de la Grande-Rivière-du-Nord ayant le commandement de Limonade.
? Mars Bienvenu du 1er bataillon du 25e régiment du Limbé.
? Mars Jean-Pierre, sous-lieutenant des grenadiers.
? Mars François du 3e bataillon
et enfin dans l?armée royale du Sud
? Le Colonel de Mars de l?État-major et le sous-lieutenant Toussaint Mars du 1er escadron du régiment du roi.

C?est probablement cette dernière particularité qui explique la diffusion du nom dans la région méridionale.

Enfin, Jean-Baptiste Belley Mars fut le premier parlementaire noir qui siégeât dans une Assemblée métropolitaine de France.

Il aura ainsi ouvert la voie de la citoyenneté représentative à cette phalange de parlementaires noirs venus du Sénégal ou des Antilles dont les derniers sont M. Diagne, ancien ministre aujourd?hui décédé, puis M. Galandou Diouf, Député du Sénégal et M. Gracien Candace, ancien ministre, vice Président de la Chambre et député de la Guadeloupe. Par ici, les Annales haïtiennes signaleront qu?entre 1876 et 1936 cinq parlementaires issus du même sang Mars auront joui des privilèges du suffrage universel ou restreint, soit à la Chambre des députés soit au Sénat de la République. Ce furent :
? Jean Eléomont Mars, Député de la Grande-Rivière-du-Nord de 1876 à 1879.
? Almonor Mars, Sénateur de 1896 à 1899.
? Démosthènes Simon Sam, né Mars par sa mère, député de l?Acul du Nord et du Cap-Haïtien de 1896 à 1902.
? Hippolyte Mompoint, né Mars par sa mère, Député de la Grande-Rivière-du-Nord et de Ranquitte de 1903 à 1905.
? Jean Price-Mars, Député de la Grande-Rivière-du-Nord de 1905, Sénateur de la République de 1930 à 1936.
Il ne semble pas que nous ayons démérité de l?Ancêtre.»

Conclusion :

Ainsi parla l?Oncle, un 17 novembre 1939.

N?est-ce pas que dite avec une plume aussi élégante, notre vaillante Histoire d?Haïti prend bien l?allure d?une merveilleuse Épopée.-

Pour tenter de suivre les pas de Jean Price-Mars, j?ai eu, à mon tour, l?heureuse opportunité de chercher le nom de Mars dans les Archives Nationales. Belley tout d?abord, ne s?y trouve pas. {jusqu?à nouvel ordre}. Mais à l?appel du patronyme Mars, on y découvre en tout premier lieu, un Mars -tout court- qui est né en 1746 - précision portée sur l?acte: date de naissance: 1746, âge : 60 ans- et qui est présenté comme étant le père d?un garçon, nommé : Jeangile Mars né le 2 octobre 1805. L?acte est passé le 2 Février 1806.

À mon humble avis, il ne peut s?agir que de Jean-Baptiste Belley Mars, vu que toutes les données que nous avons passées en revue ne mentionnent aucun Mars avant 1746.

Ce qui nous amène à penser qu?il était présent en février-mars 1805, et qu?il est mort tranquillement dans cette Haïti nouvellement indépendante.

Grâce à la technologie moderne, nous avons pu pousser l?audace jusqu?à faire imprimer sur une seule et même photo, l?image de Jean-Baptiste Belley Mars et celle du Dr Louis Mars, mon père : la ressemblance y est frappante et étonnante.

Partager avec vous cette page d?histoire fut pour moi un immense plaisir.

Emmelyn Mars Castera.