Sylla Laraque et Louis Blériot, à la conquête de la Manche

Hugues Briand

Mon cher ami,

J?ai bien reçu votre pli concernant l?implication financière du richissime homme d?affaires haïtien Sylla Laraque qui, en définitive, a permis à Louis Blériot d?être le premier aviateur français à traverser la Manche.

D?ici, je vois poindre des sourires sous cape, des regards sceptiques, des discussions en sourdine, des remue-ménage dans les chaumières. J?entends distinctement des voix qui statuent doctement que les Haïtiens ne se départiront jamais de leur penchant pour le delirium «historicus».

Vous n?êtes pas sans savoir, mon cher Hugues, que les États-Unis et la France sont redevables envers Haïti. Selon les annales haïtiennes, l?échec de l?Expédition de Saint-Domingue en 1803 a mis un terme au rêve d?hégémonie de Napoléon Buonaparte (il avait retiré le u) sur le territoire américain. Bref, Haïti a sauvé les États-Unis. Ni plus, ni moins !

Quant à votre beau pays, c?est au plan militaire et au niveau littéraire que la dette s?inscrit. Haïti vous a donné le grand général Alexandre Dumas, fils du marquis Davy de la Pailleterie et de l?esclave noire Céssette, dite la Marie du mas. Le vainqueur du pont de l?Arcole, le héros du mont Cenis. Un général connu sous divers vocables : l?Horatius Coclès du Tyrol, Le Diable Noir, L?Ange ! L?Ange ! , Monsieur de l?Humanité. Un général qui ne tremblait pas devant le très célèbre général en chef de l?Expédition d?Égypte. Cet homme a légué toute sa démesure à l?immortel écrivain Alexandre Dumas père. Et l?apothéose s?incarna dans Dumas fils.

Aujourd?hui, vous révélez un petit dessous de l?aéronautique française, il faut s?attendre à un tohu-bohu !

Vous vous doutez bien, mon cher cousin, que dans la République de l?imaginaire où les dieux et les déesses partagent la vie quotidienne des habitants, on ne ratera pas l?occasion d?ajouter à votre narration que les «loas», les esprits de Guinée guidaient Blériot. N?est-il pas notoirement connu qu?un Haïtien souhaita la bienvenue sur la lune à l?équipage d?Apollo 11, en 1969 ? Tellement stupéfaits par cette rencontre du troisième type, tandis que Neil Armstrong et Edwin (Buzz) Aldrin bondissaient de part et d?autre sur le sol lunaire, Michael Collins resta en orbite, Si vous répliquez que c?est mathématiquement impossible, on vous répondra : « l?homme blanc a la montre, l?Haïtien a le temps. » Puis-je vous recommander de lire l?auteur haïtien Danny Laferrière, vous obtiendrez un portrait plus juste du courant nommé le réel merveilleux

Demain, Laraque-Blériot, deux anges au ciel !

Entre-temps, je me suis mise à rêver du jour où je regarderais sur grand écran le film «Sylla Laraque, le Magnifique». En effet, cet haïtien natif de Jérémie qui, parti de rien, fut agriculteur, commerçant et industriel devint, à cinquante ans, un homme richissime qui, installé en France, aura réussi deux exploits peu courants :

  • Généreux mécène, il finance Louis Blériot qui, quasi ruiné et blessé après plusieurs échecs, accomplit enfin son rêve de traverser la Manche à bord d?un aéroplane.
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  • Amant généreux et géniteur prolifique, vingt quatre enfants naîtront de ses amours avec sept épouses ou concubines.
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Je ne puis vous quitter sans porter à votre attention une question légèrement gaillarde. Si dans une séquence du film, un protagoniste s?interrogeait sur l?appétence de Sylla, pensez-vous qu?il répondrait à la Dumas «c?est par humanité que j?ai des maîtresses ; si je n?en avais qu?une, elle serait morte avant huit jours.» ?

En attendant le SILENCE, ON TOURNE, je vous cède le clavier.

Andrée-Luce


Chère Andrée-Luce,

J?ignore si un film sera jamais tourné sur la vie et l?oeuvre (ou, devrait-on dire, les oeuvres) de ce personnage atypique que fut Sylla Laraque, haïtien richissime, mécène et amant généreux soucieux de s?assurer une descendance, en effet, peu commune.

Afin de vous situer l?homme qui permit à Louis Blériot de traverser la Manche, et grâce à l?aide de quelques membres de la nombreuse descendance de Sylla, dont notamment Ginette et Jean-Marie Laraque et Michel Saint-Jacques, je vous soumets ci-dessous la biographie de « Sylla le Magnifique » telle que nous avons pu la reconstituer.

Ma chère Andrée-Luce, je souhaite que vos lecteurs prennent autant de plaisir à lire, tant la biographie de Sylla que le récit, hélas anonyme, de sa rencontre avec Louis Blériot, que j?en ai pris à rassembler les pièces du puzzle.

Bonne lecture?

Hugues

Qui était Sylla Laraque ?

Descendant de Louis Lefébure de Laraque, procureur honoraire du roi de France à Jérémie et de Philippe Laraque, sénateur de la République, Sylla Laraque voit le jour en 1850 à Jérémie.

À l?âge de 13 ans, il travaille chez un producteur ou exportateur de café qui, dépourvu de descendance, lui aurait légué son affaire. À 19 ans, cet entrepreneur né fonde la maison de commerce1 «S. Laraque et Cie» au Cap-Haïtien. Il constitue une fortune importante dans le commerce et procède, selon ses dires, à « d?importantes opérations financières avec le gouvernement ». En 1884, en butte à des ennuis judiciaires que lui fait le Général Président Nord Alexis pour des malversations douanières vraies ou supposées2 , il met fin à ses activités commerciales et quitte Haïti pour la France en mars 1885.

Vers 1900, soit à l?âge de 50 ans, Sylla Laraque est considéré comme étant la troisième fortune de France. Il possède plusieurs résidences à Neuilly, Paris et dans sa région, notamment, le château de Monchy-Humières dans l?Oise. D?une curiosité insatiable, Il s?intéresse à la finance, l?industrie, l?agriculture3 et l?immobilier. Il alloue des bourses d?études à de jeunes Haïtiens faisant leurs études en France. Il est aussi passionné par les techniques nouvelles telles que l?aviation.

Un jour, se promenant en Bretagne près de Dinard avec l?une de ses compagnes, il découvre le village de pécheurs de Saint-Lunaire et trouvant le nom prédestiné (SL comme Sylla Laraque) et l?endroit charmant, il décide d?y installer sa résidence d?été. Ne lésinant pas sur les moyens, il transforme le modeste village en une agréable et moderne cité balnéaire en y faisant construire la jetée, le casino, le grand hôtel, l?usine électrique4 , l?usine à gaz. Il participe aussi au financement de la construction de la mairie et de la poste.

Pour faire bon poids, il construit également 21 villas pour lui et sa famille. En effet, Sylla Laraque n?est pas seulement un homme riche, il est aussi bel homme et séducteur impénitent. On lui connaît officiellement 7 épouses ou compagnes et 24 enfants. Sylla Laraque s?éteint en 1924 à l?âge de 74 ans. Il est enterré au cimetière parisien du Père Lachaise.

Extrait de la photocopie du chapitre d'un livre (titre et auteur ignorés) relatant la rencontre à Paris du célèbre aviateur Louis Blériot et du riche haïtien Sylla Laraque.

Document aimablement communiqué par Ginette et Jean-Marie Laraque.

Le riche planteur murmure : "Je vous offre 25000 francs, tentez votre chance..."

Louis Blériot se concentre. Afin de divertir son époux, Alice lui raconte l'anecdote dont elle vient d'être l'héroïne.

- J'ai sauvé un petit garçon au moment où il enjambait la balustrade du balcon. Il a failli faire une chute de dix mètres!

Fier de la vivacité de sa femme, Louis sourit :

- Qui est ce garçon ? lui demande-t-il distraitement.

- Un petit mulâtre aux cheveux crépus, fils des Laraque et neveu des Saint-Jacques (voir note). Les Laraque sont de riches planteurs d'Haïti qui possèdent le plus bel hôtel particulier du boulevard Maillot.

Sans la présence d'esprit d'Alice, le chérubin ne serait plus qu'un petit corps disloqué. Avec malice, Louis saisit cette occasion pour ajouter :

- Tu vois bien que les enfants sont parfois plus imprudents que les grandes personnes.

Alice connaît l'entêtement de son mari et refuse d'engager le débat. En quittant le bureau, elle précise simplement :

- Il paraît que Laraque est un passionné d'aviation.

Louis ne terminera pas sa réussite, distraction à laquelle le contraint son immobilisation à domicile. Comme chaque jour, il fait les cent pas, appuyé sur ses béquilles. Bien que Blériot ne lise jamais, ce soir-là, il se dirige vers sa maigre bibliothèque, choisit un livre d'aéronautique et s'enferme dans son bureau. Quelqu'un frappe soudain à la porte.

Avertis de l'incident, les Laraque ont tenu à venir remercier Alice de son geste héroïque. Laraque admire les exploits réalisés par Blériot. Les deux hommes rapidement sympathisent :

- Je vous souhaite un prompt rétablissement, lui dit Laraque. Il faut que vous recommenciez à voler rapidement

Après avoir remercié le riche planteur, l'aviateur lui livre quelques confidences :

- Hélas ! Il me faudrait maintenant une grande victoire, la traversée de la Manche par exemple, afin de faire connaître mes efforts au public et développer ainsi mes affaires aéronautiques.

Touché par le récit de Blériot, Laraque intervient :

- Je ne peux rien faire pour votre santé mais je puis peut-être vous aider sur le plan financier.

Blériot explique sa situation :

- J'ai passé au début de ce mois, un contrat de 200 000 francs avec Anzani qui me donne l'exclusivité de la production de ses moteurs. Pour que notre marché se développe, il me faut remporter de nouveaux succès. La traversée de la Manche nous garantirait un carnet de commandes bien rempli. Si je veux y participer, je dois engager de gros frais qui ne trouveront leur rentabilité que dans quelques mois : envoyer une équipe, acheminer du matériel. C'est pourquoi je recherche un nouveau commanditaire.

Comme pour convaincre son interlocuteur, Blériot ajoute l'air désolé :

- Je n'ai même pas pu payer le moteur de mon onzième modèle.

L'aviateur change de ton. Son visage se referme ; il retrouve cette réserve qui le caractérise. Laraque n'a rien dit. Bouleversé, le riche planteur murmure :

- Je vous offre 25 000 francs. Vous allez tenter votre chance ; il le faut. Ne me les rendez pas puisque je les mets dans votre affaire.

Sur-le-champ, Laraque signe un chèque pour Blériot. La joie intérieure de l'aviateur est immense.

- Nous régulariserons cela plus tard. Signez-moi seulement un reçu provisoire, ajoute Laraque.

Enchanté, Blériot exulte :

- Vous aurez la moitié du prix du Daily Mail si je gagne !

Les hommes se serrent la main, ravis de leur accord.

Une heure plus tard, seul dans son bureau, Blériot téléphone à son ami Alfred Leblanc. Membre de l'Aéro-Club de France, Leblanc s'est illustré l'année précédente en aérostat, lors de la coupe Antonetti et de la coupe du Gaulois. Blériot lui confie ses projets :

- Je me suis fait inscrire pour le Prix du Daily Mail. Je vous demande de m'aider vu ma mauvaise condition physique et de tout organiser pour moi.

Leblanc est stupéfait. Certes il a toujours promis à Blériot de l'aider le jour où il se lancerait à la conquête de la Manche mais, connaissant son handicap physique, il hésite :

- Ne faites pas d'imprudence. Il reste encore beaucoup de vols historiques à accomplir.

Têtu, Blériot s'oppose à tous les arguments qu'avance Leblanc. Convaincu par cette volonté, celui-ci donne alors ses consignes de préparation :

- Il ne faut pas trop se presser. Je vais aller voir Anzani, préparer le départ de Collin et Mamet et veiller sur l'expédition du monoplan à Calais. Une bonne organisation est la condition normale du succès.

Blériot raccroche le combiné et se précipite dans la chambre. Alice y range du linge. Une odeur de lavande, de fleurs séchées et de camphre se dégage de l'armoire. Blériot revoit les gestes de sa mère. Il s'assoit nostalgique, sur le bord de son lit. Des images de son enfance ressurgissent. Ce jeune garçon studieux aux allures bien sages qu'il était est maintenant père de famille. Un instant il se demande si cette tentative n'est pas signe d'irresponsabilité et d'égoïsme. Comment un père peut-il mettre en péril sa famille ? Impossible cependant de reculer. Son avenir financier, sa vie en dépendent : Louis fait part de ses projets à sa femme. "Cela fait bien longtemps qu'il n'a pas souri ainsi", pense Alice. Même si elle a peur, son unique souhait est encore de voir son mari heureux. Blériot songe au moment où, le c?ur frémissant, il s'installera aux commandes de son engin, direction l'Angleterre. Son visage radieux redevient soudain terriblement sombre : les prédictions d'une voyante qu'il avait rencontré quelques années auparavant troublent ses pensées. Cette tireuse de cartes avait annoncé un grand danger pour le mois de juillet de l'année 1909. Pour se réconforter, l'aviateur pense qu'il y a déjà eu l'accident de Douai. Blériot se tourne : le calendrier posé sur la table de chevet indique la date du 19 juillet.

Au petit matin du 20 juillet, tout Paris est au courant des projets de Blériot. Les spécialistes ont suivi l'évolution du jeune Latham, l'inscription d'un second candidat au défi les excite au plus haut point. A la .... [fin de l'extrait]

La suite est connue : Blériot sera le premier aviateur à traverser la manche à bord d'un aéroplane !

Note : Il s'agit en fait de Camille Eugène Saint-Jacques (fils de Sylla Laraque et de Camille Saint-Jacques)

RÉFÉRENCES

1. Il est également propriétaire de la goélette «Lozama» qui lui sert, semble-t-il, à expédier son café vers Le Havre.

2. Voir à ce propos le manifeste, de quelques 100 pages, rédigé par Sylla Laraque ? Agriculteur et Industriel ? sous le titre « Juges Centrifuges sous un président centripète » et relatant par le détail ses ennuis judiciaires avec les autorités haïtiennes. Ce document a été retrouvé, après un long oubli, par Michael G. Laraque dans une bibliothèque New-Yorkaise.

3. Il possède, notamment, des vignobles en Tunisie.

4.Saint-Lunaire bénéficiera de l?électricité 22 ans avant les communes avoisinantes.