MME BALTHAZAR INGINAC, CETTE INCONNUE

HENOCK TROUILLOT

Madame Balthazar Inginac est l?une de ces femmes qui, ayant peut-être joué un rôle de premier plan dans la vie intime de leur mari n'ont cependant pas d'histoire. Elle est connue surtout pour avoir fait ériger une tombe à l'Empereur Dessalines. Renée Adrienne Zelmire Morisseau est née à la Petite Rivière de l'Artibonite vers 1780. L?histoire retient à peine le nom de ses parents ou plutôt elle ne donne pas beaucoup de détails sur leur mode de vie. Zelmire a sans doute vécu à Léogane avec sa mère avant son mariage. C'est là que la rencontra Balthazar Inginac. Ce dernier avait 28 ans: il était déjà nommé Directeur des Domaines par Dessalines. Il était auparavant un jeune commerçant de Port-au-Prince, agent de MM. George et Andrew Bogle et Co. et de Georges et Mathew Atkinton de Kingston. Il n'avait pas pris part comme soldat à la guerre de l'Indépendance mais fut envoyé, lors du siège de Port-au-Prince en mission près du Général Dessalines. De là ses relations avec celui-ci qui, après l'avoir persécuté avant 1804, finit par reconnaître la valeur de ses connaissances qu'il a su mettre au service de la nouvelle nation. Zelmire Morisseau avait 24 ans lorsque Balthazar Inginac la choisit comme épouse. Le mariage civil se déroula le 14 Avril 1804 en présence de plusieurs amis dont Alexandre Pétion, qui fut l'un des témoins. Henriette Brisard, la mère de la jeune fille assista au mariage et vécu dans l?intimité du jeune couple avec trois de ses filles. On ne sait rien du rôle qu'à pu jouer Madame Inginac auprès de son mari. La charge de celui-ci lui créait beaucoup de difficultés. Dessalines avait une confiance entière en son dévouement; cependant les Intrigues politiques finirent par rendre sa position délicate. Il subissait les menaces répétées de son chef et les contribuables dont il avait dû annuler les titres de propriété se fâchaient contre lui.

Ce qu?on sait de la vie de Mme. Inginac à cette époque, c'est qu'elle habitait à la rue des Miracles avec son mari, qu'elle eut de lui plusieurs entants dont Dutton Balthazar et Zelmire. Fut-elle une femme instruite? Peut-être. Car non seulement elle a su donner une éducation soignée à ses enfants, mais elle a écrit des lettres à Madame Isaac Louverture qui dénotent certains traits de son caractère, Elle fut une femme de l'intérieur, simple et grave, comme la montre une gravure que nous avons eu sous les yeux avant de commencer à écrire cet article. Les activités politiques de son mari, les voyages qu'il devait effectuer dans les provinces, particulièrement ses séjours aux Cayes, à la Petite Rivière, au Cap, etc. le soustrayaient souvent à la vie conjugale. Il paraît qu?elle s?en plaignit un peu car Inginac lui-même convint qu'il était devenu, sous' le régime de Boyer un «véritable esclave d'Haïti». Ma famille, ajoute-il dans ses « Mémoires», était fondée à me faire des reproches. Parfois même, ayant des . « enfants très malades», il était obligé de s'absenter durant des jours. Tout dit qu'elle avait toujours la charge de l'éducation de ses enfants. Lorsqu?éclata le complot ne Port-Salut contre Dessalines, son mari était aux Cayes vérifiant les titres de propriété. Il était en danger d'être assassiné du jour au lendemain. Il l'aurait été si ce n'était l'intervention de quelques amis dévoués. Nous ne pouvons rien dire de la vie (illisible) de Mme Inginac, ni d'ailleurs d'Inginac lui-même. On est en mesure de noter que celui-ci fréquentait beaucoup de gens, qu?il avait des rapports purement politiques avec certaines maîtresses de Dessalincs comme Euphémie Daguille chez qui il passait ses soirées pour se mettre au courant des intrigues politiciennes du moment.

A Port-au-Prince, après l'assassinat de Dessalines, la foule entra dans la cour de la maison des Inginac; les bestiaux furent « pillés». Le ménage alla vivre à Léogâne dont Inginac était originaire. La famille était protégée par Pétion et Yayou. Là encore, on ne saurait préciser le rôle de Mme Inginac, mais nous savons que Balthazar Inginac s'occupait d'agriculture et de commerce et que sa famille participait à ses travaux. Sa femme, sa belle-mère, ses trois belles-s?urs et ses enfants ont dû être l'objet d'une vive émotion lorsque, profitant de l'affaire Yayou à laquelle Inginac était cependant étranger, des partisan zélés organisèrent le pillage de sa demeure. Quelque temps après, Inginac fut cependant nommé « Chef de Bureau» par Pétion et regagna Port-au-Prince, laissant à sa belle-mère et ses belles filles le soin de son commerce. Pourquoi, son épouse cette femme au grand c?ur, s'obstinait elle à rester dans l'ombre? On aurait pu, croire qu'elle ne vivait pas la vie de son époux. Cependant elle partageait ouvertement certaines de ses idées. Comme lui, elle resta fidèle à la mémoire de Dessalines. Elle avait déjà fait construire une tombe au Cimetière de Sainte-Anne à l'endroit où la folle et (illisible). On avait gravé sur cette tombe cette simple inscription: « Ci-gît Dessalines mort à 48 ans. Ce geste était sublime, et osé à une époque où le pouvoir abhorrait le nom de Dessalines.

Durant quelque temps, chaque année, à la Toussaint, une main inconnue et pieuse venait illuminer cette tombe. Etait-ce la main de Mme Inginac? En tout cas, en un de ces gestes ultimes qu'honore l'histoire elle avait rejoint la folle et le fou dans un sentiment commun de gratitude et de vénération à l'égard de ce génie qui tomba à ce carrefour fatidique de notre histoire qu'on appelle le Pont-Rouge. C'est dans la demeure des Inginac que fonctionna, en 1814, l'un des meilleurs établissements scolaires créés sous le régime de Pétion. On y apprenait les notions élémentaires à une quinzaine de jeunes gens dont sans aucun doute les enfants même d'Inginac. Le Dr. Rulx Léon, de qui nous avons pris beaucoup de renseignements sur la vie si simple de Mme Inginac, a retracé certains traits de celle de sa fille. Nous la rencontrons en 1820 récitant un poème à l'occasion de l'anniversaire de Boyer, alors Président d'Haïti. Elle était élève à ce pensionnat qui a reçu l'aide en argent de Balthazar Inginac. Mme Inginac à gratifié ses enfants d'une éducation parfaite. Tout le monde dans la maison s'occupait de questions élevées, de Finances particulièrement. Quant à Mlle Inginac qui, comme sa mère s'appelait Zelmire, elle connaissait le français et l'anglais. Vers 1833, le Dr Smith, un anglais, commence à fréquenter la maison des Inginac. Il devait épouser Zelmire Inginac en 1835. En 1840, celle-ci reçut en donation la propriété de Monrepos non loin de Port-au-Prince où elle habita avec son mari. Il parait que son père et sa mère venaient y séjourner à certaines époques. Car c'est là qu'Inginac fut victime d'une tentative d'assassinat. Point n'est besoin de dire quelle forte émotion subit cette femme qui semble avoir toujours désire mener une vie tranquille.

Le Dr. Smith écrivait des articles en anglais que traduisait Zelmire Inginac. Retournons à l'année 1831, l'époque du duel de Dutton Inginac rédacteur au Phare et de Fruneau, rédacteur à la «Feuille du Commerce». Ce duel fut occasionné par une violente polémique où ces jeunes gens discutaient du libre échange. Dutton reçut une blessure pro fonde dont il devait mourir quelque temps après. Beaubrun Ardouin a raconté cet incident qui prit un caractère politique. Mme Inginac fut vivement affectée par la mort de ce fils qu'elle adorait. A sa vingtième année, il montrait déjà une intelligence précoce. Dans une des lettres qu'elle écrivit sur ce sujet, en réponse à une missive de condoléances qui lui était envoyée de Bordeaux par Mme. Isaac Louverture, l'on voit l'expression d'une sensibilité profondément blessée. «Mon malheureux fils, dit-elle dans cette lettre à Mme. Louverture, était digne des regrets qui lui ont survécu. Nous avons eu la triste consolation de recevoir ses dépouilles mortelles. » Lorsqu'éclata la révolution de 1843 qui renversa le gouvernement de Boyer, Balthazar Inginac accompagné de sa femme, de la veuve de Dutton et d'une autre personne, suivit l'ex-président à Kingston . Cette femme très patiente connut la misère avec ton mari, qui. aux avenues du pouvoir, s'était dépensé avec dévouement sans penser à réaliser une fortune comme tant d'autres. A la fin de 1848, minée par le chagrin et la maladie, elle mourut après avoir vécu 40 ans de vie commune avec l'ex-directeur des Domaines. Cette perte fut un coup rude pour Inginac qui, peu après, connut la prison pour dette. Il fut rapatrie trois mois après la mort de sa femme, pour la suivre quelque temps après dans la tombe. Elle était bonne et estimée de ceux là qui l'avaient approchée. La famille Louverture en fut vivement affectée, car Mme Inginac parait avoir contribué à rendre Inginac favorable à ses réclamations concernant la fortune de Toussaint. Madame Inginac avait entretenu avec Mme Isaac Louverture, durant plus de 20 ans, une correspondance amicale. C'est avec amertume qu'Inginac leur parlera des «vertus de ma feue tendre et regrettée épouse (qui) sont dignes de vos belles âmes et de l'attachement sincère que Mme Inginac aimait à entretenir pour vous et votre famille.»

Cependant, Madame Inginac, cette femme vertueuse, cette bonne mère de famille, cette épouse qui connut les inquiétudes et les émotions les plus virulentes aux jours où la disgrâce du peuple menaçait de s'abattre sur son mari, eut été ignorée la postérité, si elle n'avait pas affectionné l'empereur. De lui avoir accordé une tombe, l'histoire a retenu le nom de Mme. Inginac et l'a transmis aux générations présentes. Aucun historien ne s'est cependant penché sur l'existence de cette belle âme. Dans les pages nombreuses où l'on parle d'Inginac et surtout île ses malheurs, le nom de sa femme apparaît comme un trait secondaire au tableau de cette vie intense et active. Elle était comme l'ombre de son mari. Celui-ci a regretté un peu de s'être donné plus à la politique qu'à la vie familiale et il nous a laissé dans sa correspondance une idée un peu pâle de ce que sa femme a pu représenter dans son existence mouvementée. Mais Mme Inginac mérite d?être mieux connue; puissent des chercheurs un jour évoquer cette figure de femme dont le type a formé quelques unes des caractéristiques essentielles de notre société d'il y a plus d'un siècle.

Bibliographie: Propos d'Histoire Dr. Rulx Léon, 1845. Mémoire de Joseph Balthazar Inginac, 1843, Kingston (Consulté à la Bibliothèque d'Haïti de St.-Louis de Gonzague)